[Citation erronée] Gaston Defferre, maire de Marseille, n’a jamais voulu jeter les pieds-noirs à la mer en 1962

Depuis maintenant une dizaine d’années que je tiens ce blog, j’ai eu l’occasion de constater à maintes reprises l’édification de toute une mythologie victimaire à propos de la guerre d’Algérie, de parts et d’autres de la Méditerranée. Les mémoires de « communautés », parfois douloureuses, ont tendance à grossir les faits et les déformer – et accessoirement d’oublier tout aspect gênant pour le groupe en question.

J’ai également pu remarquer que nombre de « citations » attribuées à telle ou telle personnalité, souvent choquantes, étaient erronées : soit déformées, soit tronquées et sorties de leur contexte, quand elles ne sont pas carrément inventées de toutes pièces. Les articles où je dénonce ces manipulations sont d’ailleurs les plus vus du blog! Pour 2022 nous avons dans l’ordre des statistiques de visites : Houari Boumediene, Léon Blum, Charles De Gaulle et Jean-Marie Le Pen. Pour ces deux derniers, les discours en question ont d’ailleurs eu lieu pendant la guerre d’Algérie.

Je continue donc sur cette lancée, sur le même conflit, avec une célèbre phrase qui aurait été lancée par Gaston Defferre, maire (SFIO) de Marseille de 1953 à 1986, face à l’exode massif des pieds-noirs en 1962, année tragique clôturant la guerre d’Algérie : de la manière la plus scandaleuse, il aurait déclaré qu’il fallait les « jeter à la mer » ou encore « les pendre ».

Sa page Wikipédia, au moment où je rédige ce billet, reprend ce mythe, dans un tout petit paragraphe intitulé « Rejet des rapatriés » :

En , il déclare à propos des rapatriés d’Afrique du Nord : « Français d’Algérie, allez vous faire réadapter ailleurs. Il faut les pendre, les fusiller, les rejeter à la mer… Jamais je ne les recevrai dans ma cité10,11,12. »

D’emblée, le lecteur peut observer que les trois sources citées dans les notes de bas de page datent d’un demi-siècle après le discours incriminé. Revenons donc au contexte d’époque.

En 1962, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes fuyant les violences et le terrorisme qui débarquent en métropole subitement, nombre qui atteindra un million sur plusieurs années. La France n’était assurément pas prête : le pouvoir gaulliste, après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars, avait largement sous-estimé l’ampleur du drame à venir. Aussi plusieurs villes, Marseille en première ligne, ont vite été débordées devant un tel afflux.


Maintenant, cherchons la vérité sur cette phrase. Je me rappelle de ce livre que j’avais emprunté il y a longtemps à la médiathèque de Montpellier, datant de 2009. Jean-Jacques Jordi est un historien lui-même pied-noir qui entendait alors dénoncer les stéréotypes à l’encontre de sa communauté. D’une grande honnêteté, voilà ce qu’il écrivait sur cet homme politique au chapitre « Les Pieds-Noirs ont été mal accueillis en France »   :

Jusqu’à la phrase attribuée à Gaston Defferre, alors maire de Marseille : « Les Pieds-Noirs, il faut les jeter à la mer. » Cette phrase n’a jamais été retrouvée, ni dans les journaux, ni dans la correspondance de Gaston Defferre, ni dans les archives, et ce en 25 ans de recherches. Au cours des conférences données, nombreux sont les Pieds-Noirs m’assurant qu’ils l’avaient lue et me promettant de m’en apporter la preuve. A ce jour, je n’ai rien reçu. Il s’agit probablement d’une tentative de disqualification de l’homme politique mais, de nos jours encore, il n’est pas rare d’entendre encore des Pieds-Noirs affirmer la véracité de cette phrase. En revanche, l’attitude de Gaston Defferre va évoluer très rapidement suivant en cela le rythme des rapatriements. Le 22 juin, dans une entrevue au journal Le Monde, il déclare « qu’il faut faire à ceux qui arrivent d’Algérie la démonstration de notre amitié […]. C’est une lourde charge pour notre cité, mais tous les Marseillais sont conscients du rôle qu’ils ont à jouer pour que la France, sur nos quais et notre aéroport, soit accueillante pour nos compatriotes malheureux« . Un mois plus tard, alors que tous les services d’accueil sont submergés, alors que la situation à Marseille est proche d’une pré-guerre civile, Gaston Defferre modifie son attitude. « Marseille, déclare-t-il, ne peut plus faire face à d’autres arrivées massives […] et il faut que les rapatriés comprennent que, dans leur intérêt même, ils doivent accepter de gagner des départements où ils trouvent un emploi et un logement« , avant de conclure : « Qu’ils quittent Marseille en vitesse, qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux.  » (Paris-Presse, 26 juillet 1962).

 

Sans doute l’expression « qu’ils essaient de se réadapter ailleurs » était maladroite devant une telle tragédie, mais clairement dans le texte, on peut voir que l’homme politique a d’abord voulu se montrer accueillant, qu’il a modifié ensuite son discours parce que les infrastructures de sa ville étaient insuffisantes ; à aucun moment il n’a proféré des menaces ou des insultes contre les Français d’Algérie ni appelé à leur expulsion de l’Hexagone : il demandait simplement que l’effort nécessaire pour l’accueil des rapatriés soit réparti sur le territoire national!

Une fois de plus, je peux donc conclure :

-que la mémoire n’est pas l’Histoire : ce n’est pas parce que certaines versions d’évènements ou de discours sont répétées encore et encore qu’elles sont vraies ;

-que Wikipédia, à côté d’articles de très bonne facture, peut aussi faire preuve d’une grande médiocrité ;

-que le travail de vérification n’est pratiquement jamais réalisé.

A propos Ludovic

Passionné d'histoire contemporaine, militaire et géopolitique, je chronique essentiellement sur ces sujets.
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